Lugano
Convention
Jurisdiction
(EU)
Conflict of
Laws (EU)
Brexit
Responsibility of the Board of Directors
(Swiss Law)
Tribunal
fédéral suisse
4A_133/2021; 4A_135/2021
Arrêt du 26 octobre 2021
Ire Cour de droit civil
4.
Selon la jurisprudence, une cause
est de nature internationale lorsqu'elle a une connexité suffisante avec
l'étranger, ce qui est toujours le cas lorsque l'une des parties possède son
domicile ou son siège à l'étranger, peu importe que ce soit le demandeur ou le défendeur,
et indépendamment de la nature de la cause (ATF 141 III 294
consid. 4; arrêt 4A_443/2014 du 2 février 2015 consid. 3.1). Tel est le cas en
l'espèce, car les sociétés demanderesses ont leur siège au Royaume-Uni et en
Lettonie.
4.1. En matière internationale, la compétence des autorités
judiciaires suisses et le droit applicable sont régis par la LDIP, sous réserve
des traités internationaux (art. 1 al. 1 let. a et b et al. 2 LDIP).
4.1.1. Les États parties à la Convention concernant la compétence
judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et
commerciale (Convention de Lugano révisée le 30 octobre 2007 [CL]; RS 0.275.12)
sont la Suisse, l'Union européenne, l'Islande, la Norvège et le Danemark (sans
les Iles Féroé et le Groenland), mais pas le Royaume-Uni. Celui-ci était
auparavant lié par la CL en sa qualité de membre de l'Union européenne. Il est
toutefois sorti de celle-ci le 31 janvier 2020 ( Brexit). Les modalités
de cette sortie ont été réglées par l'Accord du 24 janvier 2020 sur le retrait
du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord de l'Union européenne et
de la Communauté européenne de l'énergie atomique (JO L 29 du 31 janvier 2020,
p. 7 ss; ci-après: Accord de retrait), lequel prévoyait notamment une période
de transition jusqu'au 31 décembre 2020 (art. 126 de l'Accord de retrait)
pendant laquelle le Royaume-Uni continuait d'être traité comme un État lié par
la CL (cf. art. 129 par. 1 de l'Accord de retrait, qui dispose que, pendant la
période de transition, le Royaume-Uni est lié par les obligations découlant des
accords internationaux conclus par l'UE). Conformément à l'Échange de notes des
28/30 juin 2020 entre la Suisse et l'Union européenne concernant la
continuation de l'application des accords entre la Suisse et l'Union européenne
au Royaume-Uni pendant la période de transition après son retrait de l'Union
européenne au 31 janvier 2020 (RS 0.122.1), il a été convenu qu'en ce qui concernait
la législation suisse, le terme "Etat membre de l'UE" continuerait
d'inclure le Royaume-Uni durant la période de transition (arrêt 5A_697/2020 du
22 mars 2021 consid. 6.1.1 destiné à la publication).
4.1.2. Selon l'art. 67 par. 1 de l'Accord de retrait, les
dispositions du Règlement de l'Union européenne no 1215/2012 (Règlement
Bruxelles I), lequel constitue le pendant de la CL dans les relations entre les
divers États membres de l'Union européenne, s'appliquent, sur le territoire du
Royaume-Uni et des États membres de l'Union européenne, aux actions judiciaires
intentées avant la fin de la période de transition en cas de situations
impliquant le Royaume-Uni. Selon l'Office fédéral de la justice, lequel s'est
prononcé sur les conséquences du Brexit sur l'application de la CL, les
autorités judiciaires saisies demeurent compétentes lorsque la procédure a été
introduite sous le régime de la CL et demeure pendante au 1er janvier 2021
(OFJ, Auswirkungen des "Brexit" auf das Lugano-Übereinkommen, RSPC
2021 p. 86).
4.2. Sous réserve d'autres dispositions prévues par la CL, les
personnes domiciliées sur le territoire d'un État lié par la CL sont attraites,
quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État (art. 2
al. 1 CL). L'application de l'art. 2 CL suppose le domicile du défendeur dans
un État contractant, ainsi qu'un autre élément international; celui-ci est
donné lorsque le demandeur a son domicile à l'étranger, même si l'État du
domicile n'est pas partie à la CL (ATF 135 III 185
consid. 3.3; arrêt 4A_224/2013 du 7 novembre 2013 consid. 2.1).
En l'occurrence, la procédure a été
introduite en 2014, soit bien avant le Brexit, par deux sociétés ayant
leur siège dans des États qui étaient alors tous deux membres de l'Union
Européenne et, partant, liés par la CL, à l'encontre de défendeurs ayant tous
leur domicile respectivement leur siège en Suisse, elle aussi partie à la CL.
Les sociétés demanderesses ont fondé leurs prétentions sur la responsabilité
des organes de la société anonyme (art. 754 ss CO), matière relevant du champ
d'application de ladite convention (art. 1 al. 1 CL; arrêt 4A_36/2016 du 14
avril 2016 consid. 3.2). La compétence des autorités suisses repose ainsi sur
l'art. 2 CL.
4.3. L'art. 2 al. 1 CL règle exclusivement la compétence
internationale, c'est-à-dire la compétence générale des tribunaux de l'État du
domicile du défendeur, mais non la compétence locale (le for interne) dans
l'État du domicile, laquelle est régie par le droit interne de celui-ci, soit
en l'occurrence par les dispositions de la LDIP (ATF 131 III 76
consid. 3.4; arrêts 4A_36/2016, précité, consid. 3.5.1; 4A_224/2013, précité,
consid. 2.1).
4.4. Aux termes de l'art. 151 al. 1 LDIP, lors de différends
relevant du droit des sociétés, les tribunaux suisses du siège de la société
sont compétents pour connaître des actions contre la société, les sociétaires
ou les personnes responsables en vertu du droit des sociétés. Les tribunaux
suisses du domicile ou, à défaut de domicile, ceux de la résidence habituelle
du défendeur sont également compétents pour connaître des actions contre un
sociétaire ou une autre personne responsable en vertu du droit des sociétés
(art. 151 al. 2 LDIP).
4.5. L'autorité de première instance s'est déclarée compétente
au regard de l'art. 151 al. 1 LDIP pour connaître de l'action en
dommages-intérêts intentée à l'égard des responsables en vertu du droit des
sociétés. Pareille solution, qu'aucune partie ne remet en cause à ce stade, ne
prête pas le flanc à la critique.
4.6. Conformément aux règles de conflit pertinentes en l'espèce,
le droit suisse régit la responsabilité pour violation des prescriptions du
droit des sociétés (art. 154 et 155 let. g LDIP).
7.1. En vertu de l'art. 754 al. 1 CO, les membres du conseil
d'administration et toutes les personnes qui s'occupent de la gestion ou de la
liquidation répondent à l'égard de la société, de même qu'envers chaque
actionnaire ou créancier social, du dommage qu'ils leur causent en manquant
intentionnellement ou par négligence à leurs devoirs. La responsabilité des
administrateurs envers la société fondée sur cette disposition est subordonnée
à la réunion des quatre conditions générales suivantes, à savoir la violation
d'un devoir, une faute (intentionnelle ou par négligence), un dommage et
l'existence d'un rapport de causalité (naturelle et adéquate) entre la
violation du devoir et la survenance du dommage (ATF 132 III 342
consid. 4.1; arrêts 4A_294/2020 du 14 juillet 2021 consid. 4.1.1; 4A_342/2020
du 29 juin 2021 consid. 5.1). Il appartient à la partie demanderesse à l'action
en responsabilité de prouver la réalisation de ces conditions (art. 8 CC), qui
sont cumulatives (ATF 136 III 148
consid. 2.3; 132 III 564
consid. 4.2; arrêt 4A_294/2020, précité, consid. 4.1.2.1.2 et les références
citées).
L'art. 754 al. 1 CO vise non seulement
les membres du conseil d'administration, mais également toute personne qui
s'occupe de la gestion, à l'instar des directeurs de la société anonyme,
lesquels dépendent directement du conseil d'administration (arrêt 4A_55/2017 du
16 juin 2017 consid. 4.2). La responsabilité fondée sur cette disposition
incombe donc non seulement aux membres du conseil d'administration, mais aussi
aux organes de fait, c'est-à-dire à toutes les personnes qui s'occupent de la
gestion ou de la liquidation de la société, à savoir celles qui prennent en
fait les décisions normalement réservées aux organes ou qui pourvoient à la
gestion, concourant ainsi à la formation de la volonté sociale d'une manière
déterminante (ATF 132 III 523
consid. 4.5; 128 III 29
consid. 3a; arrêt 4A_294/2020, précité, consid. 3.1). Pour qu'une personne soit
reconnue comme administrateur de fait, il faut qu'elle ait eu la compétence
durable de prendre des décisions excédant l'accomplissement des tâches
quotidiennes, que son pouvoir de décision apparaisse propre et indépendant et
qu'elle ait été ainsi en situation d'empêcher la survenance du dommage (ATF 136 III 14
consid. 2.4; 132 III 523
consid. 4.5).
7.2.1. L'administrateur qui n'exerce pas ses attributions avec
toute la diligence nécessaire (art. 717 al. 1 CO) manque à ses devoirs
(première condition) au sens de l'art. 754 al. 1 CO. L'administrateur doit
ainsi faire preuve de toute la diligence nécessaire, et pas seulement de
l'attention qu'il porterait à ses propres affaires (ATF 139 III 24
consid. 3.2). La diligence due doit être appréciée objectivement en tenant
compte de toutes les circonstances: il faut donc comparer le comportement que
l'administrateur a eu avec celui qu'un administrateur raisonnable, confronté
aux mêmes circonstances, aurait eu. En se plaçant au moment du comportement ou
de l'omission reproché à l'administrateur, il faut se demander si, en fonction
des renseignements dont il disposait ou pouvait disposer, son attitude paraît
raisonnablement défendable (ATF 139 III 24
consid. 3.2 et les références citées; arrêts 4A_342/2020, précité, consid.
5.2.1; 4A_19/2020 du 19 août 2020 consid. 3.1.2, non publié in ATF 146 III 441).
Il appartient notamment à
l'administrateur de contrôler de manière régulière la situation économique et
financière de la société (ATF 132 III 564
consid. 5.1). L'obligation de surveillance subsiste même si l'administrateur a
délégué le pouvoir d'agir à l'actionnaire unique et propriétaire économique de
la société; en effet, l'administrateur n'est pas seulement responsable envers
les actionnaires, il l'est aussi envers la société en tant qu'entité juridique
autonome et envers les créanciers de la société (arrêt 4A_120/2013 du 27 août
2013 consid. 3). S'il ressort du dernier bilan annuel que la moitié du
capital-actions et des réserves légales n'est plus couverte, le conseil
d'administration convoque immédiatement une assemblée générale et lui propose
des mesures d'assainissement (art. 725 al. 1 CO). S'il existe des raisons
sérieuses d'admettre que la société est surendettée, un bilan intermédiaire est
dressé et soumis à la vérification de l'organe de révision (art. 725 al. 2 1re
phrase CO). Lorsque les dettes sociales ne sont plus couvertes, les
administrateurs doivent en principe en aviser le juge (art. 725 al. 2 CO).
Exceptionnellement, il peut être renoncé à un avis immédiat au juge, si des
mesures tendant à un assainissement concret et dont les perspectives de succès
apparaissent comme sérieuses sont prises aussitôt (ATF 132 III 564
consid. 5.1; 116 II 533
consid. 5a). En pratique, pour déterminer s'il existe des "raisons
sérieuses" d'admettre un surendettement, le conseil d'administration ne
doit pas seulement se fonder sur le bilan, mais aussi tenir compte d'autres
signaux d'alarmes liés à l'évolution de l'activité de la société, tels que
l'existence de pertes continuelles ou l'état des fonds propres.
L'administrateur qui tarde de manière fautive à aviser le juge au sens de
l'art. 725 al. 2 CO répond du dommage qui en découle (ATF 132 III 564
consid. 5.1).