Marchés publics suisses (cantonaux et communaux)
Emoluments de protection en vue de protéger secret d’affaires et savoir-faire
La perception d’émoluments ne satisfait pas au principe de la proportionnalité. D’autres moyens existent : conclusion d’un accord de confidentialité, le choix d’une procédure sélective, la diffusion graduelle des informations ou le refus d’accès sur la base de l’interdiction de l’abus de droit
Droit d’auteur et concurrence déloyale peuvent être ici invoqués par le titulaire d’un secret d’affaires ou du savoir-faire
26. Les pouvoirs adjudicateurs interrogés ont justifié la perception d’émoluments de protection principalement par la volonté de protéger les secrets d’affaires contenus dans les documents d’appel d’offres. Ni la LMI ni l’AIMP ne proposent une définition de la notion de secret d’affaires. La violation du secret de fabrication ou du secret d’affaires (« secret commercial ») est mentionnée à l’art. 162 du code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP; RS 311.0). Plusieurs domaines juridiques se basent sur les critères définis par la jurisprudence pénale pour constater l’existence de secrets d’affaires. La notion de secret telle que précisée dans la jurisprudence du Tribunal fédéral recouvre toutes les informations qui ne sont pas publiques ou librement accessibles et que le détenteur du secret souhaite garder confidentielles en raison d’un intérêt légitime23. Un intérêt légitime au maintien du secret existe lorsque les informations en question sont importantes pour le succès commercial.24
Selon les avis reçus, la perception d’émoluments de
protection est également justifiée par la protection du savoir-faire.
L’interprétation juridique de la notion de savoir-faire présente des
similitudes avec celle de la notion de secret de fabrication et de secret
d’affaires au sens de l’art. 162 CP. Dans la pratique, le savoir-faire est
défini comme les connaissances acquises par une entreprise en vue de résoudre
des problèmes de fabrication de produits, de développement de services ou
d’organisation de l’entreprise. L’entreprise détient l’exclusivité de ces
connaissances tant qu’elle peut les garder secrètes.25
28. La majorité des pouvoirs adjudicateurs a invoqué la
protection des secrets d’affaires contenus dans la documentation d’appel d’offres
pour justifier la perception d’émoluments de protection. Il convient par
conséquent de déterminer si cet argument constitue un motif valable au sens
de l’art. 3 LMI. Les documents d’appel d’offres doivent présenter les biens ou
services requis au moyen soit d’une description complète des produits ou des
tâches, soit d’une liste détaillée des prestations; ils doivent en outre
préciser les exigences à satisfaire. Au niveau fédéral, le contenu des
documents d’appel d’offres est décrit à l’art. 18 de l’ordonnance du 11
décembre 1995 sur les marchés publics (OMP; RS 172.056.11). Il en ressort que
la documentation doit contenir les informations nécessaires à la soumission
d’une offre. Ces documents ainsi que les informations qu’ils fournissent sont
destinés à tous les offreurs intéressés et, par conséquent, au grand
public, étant donné que le pouvoir adjudicateur recherche un fournisseur de
prestations et qu’il a en principe intérêt à recevoir plusieurs offres.
Comme mentionné plus haut, l’existence d’un secret d’affaires présuppose les
éléments suivants: il doit s’agir d’informations qui ne sont pas publiques ou
librement accessibles et pour lesquelles il existe un intérêt subjectif ou
objectif au maintien du secret. La grande majorité des informations
régulièrement communiquées dans les documents d’appel d’offres ne sont pas
des faits qui doivent rester confidentiels. Toutefois, selon le mandat, les
documents d’appel d’offres peuvent ponctuellement contenir des secrets
d’affaires qui doivent, dans certains cas, être protégés contre des offreurs
potentiels.
(…) Conditionner la transmission des documents d’appel d’offres au paiement d’un émolument ne protège pas les éventuels secrets commerciaux, puisque ces derniers sont communiqués après versement de l’émolument. La perception d’un émolument peut certes réduire le nombre de personnes qui demandent la documentation d’appel d’offres, mais il ne s’agit pas d’un moyen adéquat pour garantir la protection des secrets d’affaires.
31. Même si la perception d’émoluments de protection
constituait un moyen adéquat pour protéger les secrets commerciaux, il
faudrait, en vertu du principe de proportionnalité énoncé à l’art. 3, al.
1, let. c, LMI, qu’elle représente le moyen le moins lourd pour y parvenir.
Or, ce n’est pas le cas. Il est par exemple d’usage de conclure au préalable
un accord visant à protéger les secrets d’affaires (accord de
confidentialité prévoyant une peine conventionnelle). Il est en outre
possible de mener une procédure sélective (art. 12, al. 1, let. b, AIMP).
Dans ce type de procédure, les personnes intéressées ne déposent pas
directement une offre à l’adjudicateur, mais présentent une demande de
participation. L’adjudicateur détermine ensuite quels candidats répondent aux
critères d’aptitude. Seuls ceux qui satisfont aux exigences reçoivent ensuite
les documents d’appel d’offres et sont invités à soumissionner. Une autre
possibilité, parfois mise à profit, consiste à diffuser les informations
gra- duellement, en fournissant des informations essentielles et détaillées
dès la publication du marché sur SIMAP, ce qui permet de transmettre ensuite
les documents d’appel d’offres contenant des secrets d’affaires uniquement aux
offreurs intéressés. En dernier recours, il serait également possible, en
cas de demande indue, de refuser l’accès aux documents d’appels d’offres sur
la base de l’interdiction de l’abus de droit. Il ressort de ce qui précède
qu’il existe plusieurs possibilités moins contraignantes pour protéger les
secrets d’affaires. Par conséquent, la perception d’émoluments de protection
ne constitue pas la méthode la moins lourde et ne répond pas au principe de
proportionnalité prévu à l’art. 3, al. 1, let. c, LMI.
32. En conclusion, il ressort de la présente section que la
perception d’émoluments pour protéger les éventuels secrets d’affaires (et
le savoir-faire) n’est pas conforme au principe de proportionnalité prévu à
l’art. 3, al. 1, let. c, LMI, dès lors que les émoluments ne sont pas
adéquats et ne constituent pas le moyen le moins lourd à cette fin (d’autres
possibilités moins contraignantes existent).
5.3.1 Application de la loi sur le droit d’auteur
Le droit d’auteur ne protège pas les décisions,
procès-verbaux et rapports qui émanent des autorités ou des administrations
publiques (art. 5, al. 1, let. c, LDA). En revanche, il s’applique aux
documents internes à l’administration, comme les avis et les rapports d’expert.
En l’absence de dispositions dérogatoires et de pratique ou
doctrine divergentes, la possibilité de protéger les dossiers d’appel
d’offres par le droit d’auteur doit par conséquent être évaluée à l’aune
des principes énoncés à l’art. 2 LDA. Un pouvoir adjudicateur public peut
donc invoquer la protection des droits d’auteur de ses documents d’appel
d’offres pour autant que ces derniers constituent une œuvre au sens de l’art. 2
LDA. Dans ce contexte, les plans et les dessins présentent un intérêt particulier,
étant donné qu’ils constituent une œuvre au sens de la LDA s’ils ont un
caractère individuel et si leur contenu est de nature scientifique ou
technique.
35. Comme expliqué plus haut, les documents d’appel
d’offres peuvent être protégés par le droit d’auteur si les conditions de
l’art. 2 LDA sont remplies. Dans ce cas, l’auteur de l’œuvre est le pouvoir
adjudicateur, c’est-à-dire la collectivité publique, qui est dotée de la
personnalité juridique. La distribution des documents d’appel d’offres ne
constitue pas une aliénation au sens de l’art. 12, al. 1, LDA, ni un transfert
des droits au sens de l’art. 16, al. 1, LDA, et le pouvoir adjudicateur
conserve en principe les droits d’auteur sur cette documentation. En cas de
violation du droit d’auteur, le pouvoir adjudicateur peut notamment intenter
une action civile (art. 61 ss. LDA) ou une action pénale (art. 67 LDA).
36. En ce qui concerne la justification d’un émolument de
protection selon la LMI, il convient de rappeler les principes susmentionnés.
L’art. 3, al. 1, let. c, LMI prévoit que les restrictions doivent prendre la
forme de charges ou de conditions et ne sont autorisées que si elles
répondent au principe de la proportionnalité. Étant donné que la LDA met à
disposition des moyens de recours pour les documents d’appel d’offres
protégés par le droit d’auteur, il n’est en principe pas nécessaire de
prévoir des mesures supplémentaires. Par conséquent, la protection des
droits d’auteur ne saurait justifier la perception d’émoluments de protection
au regard de l’art. 3, al. 1, let. c, LMI.
37. S’agissant spécifiquement des plans, il convient de
relever qu’outre les moyens de recours prévus par la LDA, la loi fédérale du
19 décembre 1986 contre la concurrence déloyale (LCD; RS 241) peut
s’appliquer à l’utilisation des documents d’appel d’offres. Selon l’art. 5,
let. a, LCD, agit de façon déloyale celui qui, notamment, exploite de façon
indue le résultat d’un travail qui lui a été confié, par exemple des
offres, des calculs ou des plans.
38. Il y a lieu, par ailleurs, de se demander pourquoi les
documents d’appel d’offres devraient être mis à disposition uniquement de
façon restreinte en cas de craintes fondées d’une éventuelle violation des
droits d’auteur. Les autres possibilités mentionnées plus haut seraient là
aussi envisageables, à savoir la conclusion d’un accord de confidentialité,
le choix d’une procédure sélective, la diffusion graduelle des informations
ou le refus d’accès sur la base de l’interdiction de l’abus de droit.
39. S’agissant de l’admissibilité de la protection des
droits d’auteur pour justifier la perception d’émoluments de protection, on
retiendra ce qui suit: étant donné que le pouvoir adjudicateur conserve le droit
d’auteur même après la diffusion des documents d’appel d’offres, la
perception d’un émolument de protection ne constitue pas un moyen adéquat
pour préserver ce droit. Comme dans le cas de la protection des secrets
d’affaires, la protection des droits d’auteur ne peut donc pas être invoquée
pour justifier la perception d’émoluments, le critère de proportionnalité de
l’art. 3, al. 1, let. c, LMI n’étant pas rempli.
41. Il ressort de ce qui précède que la perception d’émoluments
de protection constitue en général une restriction discriminante à la
liberté d’accès au marché au sens de l’art. 5, al. 1, LMI, qui ne saurait
être justifiée par la protection des secrets d’affaires ou des droits
d’auteur selon l’art. 3 LMI.
43. Un marché est considéré comme ouvert lorsqu’il offre
un accès aussi libre que possible et que les barrières à l’entrée sont
réduites au minimum. La perception d’émoluments de protection dans le cadre
de marchés publics constitue une barrière financière à l’entrée.
8. Recommandation
50. En résumé, la COMCO parvient aux conclusions suivantes:
A Constatations
1.
A-1
La perception d’émoluments de protection pour la mise à
disposition de documents dans les marchés publics cantonaux ou communaux
constitue de manière générale une discrimination au sens de l’art. 5, al. 1,
LMI et donc une violation de cette norme.
2.
A-2
Sur la base de l’art. 3, al. 1, LMI, la protection des secrets d’affaires
et des droits d’auteur ne constituent pas des motifs pouvant justifier la
restriction de la liberté d’accès au marché, étant donné que,
conformément au principe de proportionnalité, d’autres mesures moins
contraignantes sont également possibles.
Dans
la mesure où les motifs avancés ne remplissent pas les conditions posées à
l’art. 3 al. 1, LMI, la restriction à la liberté d’accès au marché
constitue une violation de l’art. 5 LMI. Il appartient aux pouvoirs
adjudicateurs de fournir d’autres motifs valables selon l’art. 3, al. 1, LMI.
A-3 Des
mesures moins contraignantes peuvent être examinées:
· - accords
contractuels (accord de confidentialité, p. ex.);
· - choix d’une
procédure sélective;
· - mise à
disposition graduelle des documents d’appel d’offres;
· - refus de
l’accès aux documents d’appel d’offres fondé sur l’interdiction de l’abus de
droit.
B
Recommandation B-1 La COMCO recommande de renoncer aux émoluments de protection pour la mise à disposition des documents d’appel d’offres dans les marchés publics cantonaux ou communaux.
23 ATF 142 II 268 consid. 5.2.1.
24 ISABELLE HÄNER, « Zugang zu Informationen, Öffentlichkeitsprinzip – Geschäftsgeheimnis », in: Zeitschrift für Datenrecht und Informationssicherheit, 2016, p. 119 s.
25 KAMEN TROLLER, Grundzüge des schweizerischen Immaterialgüterrechts, 2001, p. 170 s.
(COMCO - Recommandation du 8 avril 2019, DCP 2019-4, p. 1278-1282: Recommandation au sens de l’art. 8, al. 3, de la loi fédérale du 6 octobre 1995 sur le marché intérieur concernant les émoluments de protection dans les marchés publics à l’intention des gouvernements cantonaux)
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