Monday, November 7, 2022

Remedies & Statute of Limitations (Swiss Law)


Remedies & Statute of Limitations (Swiss Law)

 

Procédure civile et LP

 

Conclusions libellées en monnaie suisse ou en monnaie étrangère ?

 

Quid de la prescription en cas d’erreur dans ce libellé ?

 

Créance en euros; interruption de la prescription par une requête de conciliation dont les conclusions sont libellées en francs suisses

 

 

 

 

Tribunal fédéral suisse

 

4A_298/2021  

 

Arrêt du 8 novembre 2022  

 

Ire Cour de droit civil (décision à cinq juges)

 

Republication

https://www.bger.ch/ext/eurospider/live/fr/php/aza/http/index.php?highlight_docid=aza://08-11-2022-4A_298-2021&lang=fr&zoom=&type=show_document

 

 

 

 

 

Considérant en droit :

 

1.  

L'arrêt attaqué n'est pas une décision finale (art. 90 LTF), mais une décision partielle ayant statué sur trois objets (postes de préjudice) et partiellement sur un quatrième. Le sort des trois objets étant indépendant de celui qui reste (partiellement) en cause, le recours portant sur ceux-là est recevable au regard de l'art. 91 let. a LTF (ATF 146 III 254 consid. 2 et les arrêts cités). Interjeté en temps utile (art. 100 al. 1 LTF), par la partie demanderesse qui a succombé dans ses conclusions (art. 76 al. 1 LTF), contre un arrêt rendu sur appel par le tribunal supérieur du canton de Genève (art. 75 LTF), dans une affaire civile (art. 72 al. 1 LTF), dont la valeur litigieuse est supérieure à 30'000 fr. (art. 74 al. 1 let. b LTF), le recours en matière civile est en principe recevable.

 

 

2.  

Sous réserve de la violation des droits constitutionnels (art. 106 al. 2 LTF), le Tribunal fédéral applique le droit d'office (art. 106 al. 1 LTF). Il n'est donc limité ni par les arguments soulevés dans le recours, ni par la motivation retenue par l'autorité précédente; il peut admettre un recours pour un autre motif que ceux qui ont été invoqués et il peut rejeter un recours en adoptant une argumentation différente de celle de l'autorité précédente (ATF 135 III 397 consid. 1.4 et l'arrêt cité).

 

 

3.  

La cause est de nature internationale, puisque la demanderesse est domiciliée en France (art. 1 al. 1 de la loi fédérale du 18 décembre 1987 sur le droit international privé [LDIP; RS 291]; ATF 141 III 294 consid. 4). Il n'est pas contesté que le droit suisse est applicable.

 

 

4.  

Est litigieuse la question de savoir si le délai de prescription de trois créances, à savoir de trois postes de préjudice, selon les conclusions prises en euros dans la seconde action du 28 mars 2018, objet de la présente procédure de recours, a été ou non interrompu par la première action, introduite le 30 juin 2015 et donc dans le délai de 10 ans à compter de l'opération du 3 mai 2006, mais dont les conclusions étaient libellées en francs suisses. La cour cantonale a considéré que le délai de prescription des créances en euros n'avait pas été interrompu par la requête de conciliation contenant des conclusions prises en francs suisses. La demanderesse recourante le conteste, reprochant à la cour cantonale d'avoir violé l'art. 135 ch. 2 CO. Les défendeurs intimés partagent l'avis de la cour cantonale.

 

 

5.  

Avant d'examiner la question de l'interruption de la prescription, il s'impose de rappeler la jurisprudence relative à la monnaie dans laquelle le créancier doit formuler ses conclusions et la conséquence attachée à des conclusions prises dans une monnaie erronée.

 

 

5.1.

 

5.1.1. Dans l'ATF 134 III 151, s'écartant d'une jurisprudence ancienne plus souple, le Tribunal fédéral a jugé, en se fondant sur l'art. 84 al. 1 CO, que le créancier demandeur titulaire d'une créance due contractuellement en euros, en l'occurrence une créance en remboursement d'un prêt libellé en euros, doit prendre des conclusions en euros (consid. 2). En effet, si l'art. 84 al. 2 CO donne au débiteur la faculté de s'acquitter de sa dette en francs suisses, le créancier ne dispose pas de ce choix (ATF 134 III 151 consid. 2.1 et 2.2). La conversion en francs suisses imposée par l'art. 67 al. 1 ch. 3 LP ne s'applique qu'à la réquisition de poursuite, autrement dit en matière d'exécution forcée (ATF 134 III 151 consid. 2.3). C'est le droit de procédure qui détermine si le tribunal a le pouvoir de convertir des conclusions prises en francs suisses en une condamnation en euros (ATF 134 III 151 consid. 2.4; cf. également arrêts 4A_555/2014 du 12 mars 2015 consid. 4.2; 4A_303/2012 du 30 octobre 2012 consid. 2.3). Or, le principe de disposition consacré à l'art. 58 al. 1 CPC prohibe toute conversion, le juge étant lié par les conclusions prises et ne pouvant allouer autre chose que ce qui est demandé (arrêts 4A_200/2019 du 17 juin 2019 consid. 4; 4A_265/2017 du 13 février 2018 consid. 5; 4A_391/2015 du 1er octobre 2015 consid. 3).

 

 

5.1.2. Dans l'ATF 137 III 158, le Tribunal fédéral a étendu la jurisprudence développée pour les créances fixées contractuellement en monnaie étrangère à toutes les prétentions en dommages-intérêts, qu'elles soient contractuelles ou extracontractuelles, considérant que l'art. 84 al. 1 CO s'applique à toutes les dettes d'argent, indépendamment de leur cause (consid. 3.1). La créance en dommages-intérêts ayant pour but de compenser la perte réelle de valeur subie par le patrimoine du créancier, celui-ci doit formuler ses conclusions dans la monnaie de l'État dans lequel la diminution de patrimoine se produit, soit celle de son domicile ou de son siège (ATF 137 III 158 consid. 3.2.2). Cette jurisprudence a été confirmée à plusieurs reprises (récemment encore dans l'arrêt 4A_503/2021 du 25 avril 2022 consid. 4.1; cf. également arrêts 4A_251/2021 du 16 juillet 2021 consid. 2.1; 4A_294/2020 du 14 juillet 2021 consid. 4.1.2.1; 4A_200/2019 précité consid. 4 et les arrêts cités; 4A_39/2017 du 19 juillet 2017 consid. 2; 4A_341/2016 et 4A_343/2016 du 10 février 2017 consid. 2).

 

 

5.2. Selon la jurisprudence, des conclusions prises à tort en francs suisses doivent être rejetées. Le juge doit constater l'inexistence de la créance et rejeter l'action pour violation de l'art. 84 al. 1 CO (ATF 134 III 151 consid. 2; arrêt 4A_200/2019 précité consid. 5).

 

Le créancier a toutefois la possibilité d'introduire une nouvelle action en monnaie étrangère. En effet, au regard de l'exception de l'autorité de la chose jugée (materielle Rechstkraft; art. 59 al. 2 let. e CPC), l'objet de la nouvelle action, libellée en monnaie étrangère, n'est pas identique à celui qui a fait l'objet du premier jugement, exprimé en francs suisses (cf. ATF 147 III 166 consid. 3.3.3; 144 III 452 consid. 2.3.2; 142 III 210 consid. 2.1; 139 III 126 consid. 3.2.3 in fine et les arrêts cités).

 

En l'espèce, l'autorité de la chose jugée du premier jugement ne faisait donc pas obstacle à la recevabilité de la seconde action libellée en euros.

 

 

6.  

Il y a lieu de passer maintenant à l'examen de la question de l'interruption de la prescription. En d'autres termes, il faut examiner si la première action, dont les conclusions étaient libellées en francs suisses et qui a été intentée le 30 juin 2015, dans le délai de prescription de 10 ans (art. 127 CO), a interrompu le délai de prescription de la créance en dommages-intérêts de la demanderesse, de sorte que sa seconde action, libellée en euros comme l'exige l'ATF 137 III 158 (cf. consid. 5.1.2 ci-dessus) et introduite le 28 mars 2018, ne serait pas prescrite. La question relève de l'application de l'art. 135 ch. 2 CO.

 

 

6.1. Selon la jurisprudence, l'institution de la prescription poursuit des intérêts publics, à savoir la sécurité et la clarté du droit, ainsi que la paix juridique. Par ailleurs, elle protège le débiteur de l'incertitude que ferait naître la crainte de se voir réclamer des créances anciennes et lui évite de devoir conserver indéfiniment des preuves de paiement. Elle a en outre un effet secondaire positif, propre à assainir les relations juridiques: elle incite le créancier à faire valoir ses droits dans un délai raisonnable et à ne pas faire traîner en longueur les litiges (ATF 137 III 16 consid. 2.1; Message du 29 novembre 2013 relatif à la modification du code des obligations [Droit de la prescription], FF 2014 225 ch. 1.1.1, révision qui a essentiellement allongé la durée des délais de prescription et qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2020).

 

Les délais légaux de prescription fixent un terme aux actions, en mettant les défendeurs potentiels à l'abri des plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et tendent ainsi à empêcher l'injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé, à partir d'éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (arrêt de la CourEDH Moor contre Suisse du 11 mars 2014, § 71-72).

 

 

6.2. Le créancier a toutefois la faculté d'interrompre la prescription.  

Aux termes de l'art. 135 ch. 2 CO, la prescription est interrompue lorsque le créancier fait valoir ses droits par des poursuites, par une requête de conciliation, par une action ou une exception devant un tribunal ou un tribunal arbitral ou par une intervention dans une faillite.

 

 

6.2.1. Pour interrompre valablement la prescription conformément à cette disposition, le créancier doit faire connaître son intention de faire valoir sa créance, autrement dit manifester qu'il ne s'en désintéresse pas, par un des actes formels interruptifs de prescription adressé à une autorité et cet acte doit permettre d'individualiser sa créance.

 

 

6.2.1.1. Ainsi, il est nécessaire que la réquisition de poursuite permette d'individualiser la créance réclamée: elle doit énoncer le montant de la créance (qui doit être convertie en valeur légale suisse) et la cause de l'obligation si le créancier ne dispose d'aucun titre qui la documente (art. 67 al. 1 ch. 3 et 4 LP; ATF 121 III 18). Il n'est en revanche pas nécessaire que l'Office des poursuites auquel la réquisition de poursuite est adressée devienne ensuite actif ou qu'il communique l'acte au débiteur (ATF 144 III 425 consid. 2.1).

 

De même, la requête de conciliation, respectivement la demande en justice lorsque l'action n'est pas soumise à conciliation selon les art. 198-199 CPC, doivent permettre d'individualiser la créance: elles doivent indiquer, dans leurs conclusions, le montant réclamé et, dans leurs allégués, le fondement de la créance. Si le créancier ne connaît pas encore le montant exact de sa créance, il doit réclamer le montant le plus élevé pouvant entrer en ligne de compte, à moins qu'il ne soit admis que la demande ne soit pas chiffrée (art. 42 al. 2 CO; ATF 133 III 675 consid. 2.3.2; 119 II 339 consid. 1c/aa). Le montant chiffré indiqué dans la requête de conciliation, respectivement la demande, n'est donc pas nécessairement le montant exact, mais le montant maximal pour lequel le débiteur est avisé qu'il est appelé à répondre. L'effet interruptif se produit sans égard à la suite donnée à la procédure (ATF 142 III 782 consid. 3.1.3.2; 118 II 479 consid. 3; 114 II 261 consid. 2a).

 

 

6.2.1.2. Il est également nécessaire que l'acte interruptif émane du créancier et soit déposé contre le débiteur (pour la réquisition de poursuite, cf. art. 67 al. 1 ch. 1 et 2 LP; pour la requête de conciliation et la demande, cf. art. 202 al. 2 et art. 221 al. 1 let. a CPC).

 

Lorsqu'une partie est inexactement désignée, ce défaut reste sans conséquence si son identité est clairement reconnaissable (en matière de poursuite, cf. ATF 102 III 63 consid. 2-3). Selon la jurisprudence rendue en matière d'interruption de la prescription par une requête de conciliation, la désignation inexacte d'une partie peut être rectifiée lorsqu'il n'existe dans l'esprit du juge et des parties aucun doute raisonnable sur l'identité de la partie, notamment lorsque l'identité résulte de l'objet du litige (ATF 142 III 782 consid. 3.2.1; 114 II 335 consid. 3a et les arrêts cités). Cela présuppose évidemment que la requête de conciliation ait été effectivement communiquée à la partie qui a la qualité pour défendre, et non à un tiers, en d'autres termes que celle-ci en ait eu connaissance, à défaut de quoi il n'est évidemment pas possible de lui imputer qu'elle aurait compris ou dû comprendre, selon les règles de la bonne foi, que l'action a été ouverte contre elle (ATF 142 III 782 consid. 3.2.1). Il en va de même en cas d'inexactitude de la désignation d'une partie dans la demande.

 

 

6.2.2. Dans la droite ligne de la jurisprudence susmentionnée et du principe de la confiance sur lequel repose la validité de l'acte interruptif en dépit de la désignation inexacte d'une partie qui affecte celui-ci, il y a lieu d'admettre que le créancier qui a adressé, en temps utile, à une autorité de conciliation une première action, libellée en francs suisses, pour une créance qui était due en monnaie étrangère, a valablement interrompu le délai de prescription puisqu'il a ainsi bien fait connaître à une autorité officielle son intention d'obtenir le paiement de sa créance et que son débiteur a bien compris cette intention, ou aurait dû la comprendre selon le principe de la confiance. La créance est suffisamment individualisée par son fondement, et les montants en francs suisses et en euros ne sont que les deux faces d'une même pièce. Cette solution s'impose aussi pour deux autres motifs: premièrement, une réquisition de poursuite (obligatoirement) exprimée en francs suisses interrompt valablement la prescription de la créance due en monnaie étrangère; deuxièmement, lorsqu'il est saisi de conclusions en paiement et en mainlevée, le tribunal prononce simultanément, pour la seule et même créance, une condamnation en monnaie étrangère et la mainlevée en francs suisses de l'opposition formée au commandement de payer (arrêt 4A_152/2013 du 20 septembre 2013 consid. 3.2). On ne verrait donc pas pourquoi la prescription d'une créance en monnaie étrangère pourrait être interrompue par une réquisition de poursuite en francs suisses et qu'elle ne pourrait pas l'être par une requête de conciliation en francs suisses.  

Certes, il faut distinguer entre l'effet interruptif de la prescription, qui se produit à un moment donné, sans égard à la suite de la procédure, et qui a pour but la sauvegarde du droit lui-même, laquelle relève du droit matériel (art. 135 ch. 2 CO), et la rectification d'une erreur dans la procédure en cours, qui relève du droit de procédure (art. 132 al. 1 CPC). À la différence de la désignation inexacte d'une partie, qui peut être corrigée dans la procédure introduite (cf. consid. 6.2.1.2 ci-dessus), l'erreur concernant la monnaie due ne pourra être corrigée que par l'introduction d'une nouvelle requête libellée dans la correcte monnaie. 

 

No comments:

Post a Comment